Mardi 17 mai 2022 à 11h30 devant la Première chambre du Tribunal administratif de Paris, j'ai plaidé le dossier de la responsabilité de l'Etat dans la pollution au Chlordécone en Guadeloupe et en Martinique.
Voici un compte rendu aussi objectif que possible.
Devant le tribunal administratif, un magistrat indépendant, qui ne participe pas à la prise de décision, prépare un rapport, c'est le rapporteur public.
Il examine les pièces et les arguments du demandeur et les arguments de la défense, il rédige une synthèse et donne son avis au tribunal.
Le plus souvent, l'avis du rapporteur public est suivi, mais pas toujours.
Nous avons connaissance du sens de la recommandation du rapporteur public la veille de l’audience, sans en connaitre le détail. La teneur de ses observations et conclusions, est présentée oralement pendant l’audience.
Pour l'avocat présent à l'audience, il est important de pouvoir réagir rapidement sinon l'avis du rapporteur public emporte la conviction du tribunal.
Dans notre dossier, j'ai appris que le rapporteur public avait conclu au rejet de nos demandes. Mais je ne savais pas encore sur quels arguments, il s'appuyait lorsque je suis rentré dans la salle d'audience.
Le ministère de l'Agriculture avait envoyé sur place 4 représentantes. Mais elles ne semblaient pas se rendre compte de la gravité de la situation. Elles étaient indifférentes aux malheurs qui touchent les habitants des Antilles. En tout cas, leur comportement m'a mis mal à l'aise : comment se présenter à l'audience tout sourire aux lèvres ?
L'audience commence.
La présidente donne la parole au rapporteur public.
Et là, surprise, je l'entends reprendre plusieurs de nos arguments, certes avec moins de véhémence et de colère mais l'essentiel est présenté au tribunal.
Il conclut que l'Etat est responsable. En jargon juridique cela donne "l'Etat a fait preuve d'une négligence fautive".
Bien, si le tribunal suit cette argumentation, ce sera déjà un bon point de gagner.
Il continue et explique pourquoi, selon lui, le tribunal ne peut pas condamner à indemniser le préjudice moral d'anxiété des demandeurs.
Il explique que, d'après lui, le dossier manque de preuves et que l'on ne sait pas si chaque demandeur est malade et peut craindre pour sa vie.
Il conclut au rejet de la demande indemnitaire.
La présidente me donne la parole.
Devant le tribunal administratif, contrairement à la cour d'assises, les juges n'attendent pas de belles plaidoiries, des effets de manche et un appel à l'émotion.
Je décide de plaider court et efficace.
Je me lève et je dis en substance :
"Madame la présidente,
A la Martinique et à la Guadeloupe, il est 5h30 du matin et je sais qu'ils sont déjà nombreux à attendre que la justice se prononce sur un dossier qui affecte tous les jours leur vie.
Je ne reviendrai pas sur l'analyse des fautes, Monsieur le rapporteur public a bien résumé notre mémoire et je vous invite pour le détail à vous reporter à nos écritures et aux très nombreux rapports scientifiques que nous avons communiqués.
Je me contenterai de citer une députée de la majorité présidentielle qui commentait ainsi le rapport Letchimy-Benin (p. 195)
Voici un compte rendu aussi objectif que possible.
Devant le tribunal administratif, un magistrat indépendant, qui ne participe pas à la prise de décision, prépare un rapport, c'est le rapporteur public.
Il examine les pièces et les arguments du demandeur et les arguments de la défense, il rédige une synthèse et donne son avis au tribunal.
Le plus souvent, l'avis du rapporteur public est suivi, mais pas toujours.
Nous avons connaissance du sens de la recommandation du rapporteur public la veille de l’audience, sans en connaitre le détail. La teneur de ses observations et conclusions, est présentée oralement pendant l’audience.
Pour l'avocat présent à l'audience, il est important de pouvoir réagir rapidement sinon l'avis du rapporteur public emporte la conviction du tribunal.
Dans notre dossier, j'ai appris que le rapporteur public avait conclu au rejet de nos demandes. Mais je ne savais pas encore sur quels arguments, il s'appuyait lorsque je suis rentré dans la salle d'audience.
Le ministère de l'Agriculture avait envoyé sur place 4 représentantes. Mais elles ne semblaient pas se rendre compte de la gravité de la situation. Elles étaient indifférentes aux malheurs qui touchent les habitants des Antilles. En tout cas, leur comportement m'a mis mal à l'aise : comment se présenter à l'audience tout sourire aux lèvres ?
L'audience commence.
La présidente donne la parole au rapporteur public.
Et là, surprise, je l'entends reprendre plusieurs de nos arguments, certes avec moins de véhémence et de colère mais l'essentiel est présenté au tribunal.
Il conclut que l'Etat est responsable. En jargon juridique cela donne "l'Etat a fait preuve d'une négligence fautive".
Bien, si le tribunal suit cette argumentation, ce sera déjà un bon point de gagner.
Il continue et explique pourquoi, selon lui, le tribunal ne peut pas condamner à indemniser le préjudice moral d'anxiété des demandeurs.
Il explique que, d'après lui, le dossier manque de preuves et que l'on ne sait pas si chaque demandeur est malade et peut craindre pour sa vie.
Il conclut au rejet de la demande indemnitaire.
La présidente me donne la parole.
Devant le tribunal administratif, contrairement à la cour d'assises, les juges n'attendent pas de belles plaidoiries, des effets de manche et un appel à l'émotion.
Je décide de plaider court et efficace.
Je me lève et je dis en substance :
"Madame la présidente,
A la Martinique et à la Guadeloupe, il est 5h30 du matin et je sais qu'ils sont déjà nombreux à attendre que la justice se prononce sur un dossier qui affecte tous les jours leur vie.
Je ne reviendrai pas sur l'analyse des fautes, Monsieur le rapporteur public a bien résumé notre mémoire et je vous invite pour le détail à vous reporter à nos écritures et aux très nombreux rapports scientifiques que nous avons communiqués.
Je me contenterai de citer une députée de la majorité présidentielle qui commentait ainsi le rapport Letchimy-Benin (p. 195)
« La connivence entre le monde politique et le monde économique a conduit à sacrificier délibérément les populations au profit d’objectifs financiers, ce qui est proprement monstrueux.
Moi qui m’intéresse plus particulièrement aux relations entre santé et environnement, je constate que cette problématique de fond est récurrente : le bien-être de l’individu passe après la rentabilité et la productivité économique ».
Pour réfuter l'analyse de monsieur le rapporteur public sur l'indemnisation du préjudice, je souhaiterais attirer votre attention sur un fait scientifique.
Depuis 1960, avec le livre de Rachel Carlson, un"Printemps silencieux", on sait que les organochlorés comme le chlordécone, sont bio-accumulatifs.
Cela veut dire que même des quantités infinitésimales peuvent devenir dangereuses ; même si l'eau contient des quantités de chlordécone inférieures aux normes, cela peut suffir pour qu'au fil du temps, le chlordécone s'accumule dans l'organisme, notamment les parties molles, graisses et foies, et atteignent des quantités dangereuses.
De plus, le chlordécone est un perturbateur endocrinien. Or, vous savez que pour ces substances, la règle de Paracelse "c'est la dose qui fait le poison" ne s'applique plus.
Il suffit d'une petite quantité pour perturber le système hormonal ce qui peut entraîner des conséquences sur la grossesse, le développement intellectuel et/ou le bon fonctionnement général de l'organisme (rappel de l'importance de l'hormone thyroïdienne).
Tout le monde est d'accord, l'Etat y compris, pour reconnaitre que la pollution perdure dans les eaux et dans les sols pour plusieurs siècles.
Même si l'eau qui sort des usines de traitement est filtrée par du charbon actif, elle se recharge dans les tuyaux (image de la théière).
Peu importe la quantité, l'eau est chlordéconée.
La preuve en est que l'on retrouve du chlordécone dans le sang de 92 % des Antillais (donc les quantités sont supérieures dans les parties molles).
De plus, la demi-vie du chlordécone est de 165 jours. Cela veut dire que même pour ceux qui sont partis pour travailler dans l'hexagone, il suffit qu'il repasse un mois pour les vacances pour se recharger.
En droit, le préjudice moral se définit comme le "préjudice d'anxiété nait de la conscience prise par le demandeur qu'il court un risque élevé de développer une pathologie grave et par la même d'une espérance de vie diminuée".
Ici, je détaille toutes les conséquences connues, j'insiste sur le caractère perturbateur endocrinien (tsh, thyroïde, obésité) j’appuie fort sur le cancer de la prostate reconnu par les autorités et je n’oublie pas toutes les affections touchant les femmes.
Et là coup de grâce, j'avais vérifié l’espérance de vie hexagone / Antilles (cf. image ci-après).
L'espérance de vie dans l’hexagone pour les hommes 79,4; pour les femmes 85,5 ans.
Pour la Martinique hommes 74; femmes 81,4 ans.
Pour la Guadeloupe hommes 72,9; femmes 79,9 ans.
5 ans de différence d'espérance de vie, c'est énorme, c'est monstrueux.
Et je signale au passage qu'entre 1945/1975 l'espérance aux Antilles tendait à se rapprocher de la moyenne hexagonale.
Mais, depuis 1975, on assiste à un décrochage.
Donc pour le préjudice moral, je n’ai pas besoin de démontrer que je suis malade.
Si j'ai vécu (cf. carte d'identité pour la naissance) ou si je vis (cf. pièces communiquées) j'ai été et je suis toujours exposé donc je peux craindre pour ma vie et celles de mes descendants.
Puisqu’aujourd’hui on sait que l'Etat a fauté, il doit réparer le préjudice moral.
Madame la Présidente, vous devez retenir une seule chose de ma plaidoirie. L'enjeu pour les requérants n'est pas de percevoir un pactole.
L'enjeu est tout autre.
Il s'agit de reconnaitre leur statut de victimes des agissements de personnes cyniques et avides qui ont sacrifié la vie de toute la population d'un territoire pour continuer à encaisser les subventions pour cultiver des bananes.
Il s'agit de rappeler à nos concitoyens des Antilles qu'ils appartiennent à la République et que la loi les protège tout autant que les citoyens hexagonaux.
Le jugement que vous allez rendre s’inscrit dans l’histoire. Oui, votre décision sera historique.
Elle le sera à un double titre :
* D’abord, parce qu’elle viendra clore un épisode historique qui a vu la plus grande pollution de tous les temps se commettre sur le territoire de la République dans l’indifférence des populations hexagonales, pour le plus grand profit de certains et avec la complicité de gouvernants et d’agents de l’Etat.
* Ensuite, votre décision sera historique car elle donnera aux citoyens une indication sur la jurisprudence qu’adopteront les juridictions administratives lorsqu’elles seront confrontées à l’avenir à des comportements similaires. Il s'agit d'envoyer un message fort à un Etat trop souvent complaisant à l’égard des intérêts industriels et financiers au détriment de la santé des populations qu’elles soient aux Antilles ou dans l’Hexagone.
Cette complaisance aux intérêts économiques, cette indifférence au bien-être des populations ou cette protection de la santé publique ont pu être dénoncées dans les dossiers tels que l’amiante ou celui des essais nucléaires.
A chaque fois, le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Etat respecte peu ou mal le principe de précaution et néglige des populations dénuées d’influence économique ou politique.
Cela doit changer, cela ne peut plus durer.
Je forme le vœu de pouvoir apporter aux requérants un jugement disant en substance :
"Au nom du peuple français
reconnaissons la responsabilité de l'Etat dans la pollution au chlordécone".
Quant au montant de l'indemnisation, je m'en remets à votre sagesse, car ce qui compte c'est la justice."
Voilà approximativement ce que j'ai plaidé.
La décision est attendue pour 3 à 4 semaines (donc avant le 15 juin 2022).
Je vous tiendrai bien évidemment au courant.
Quel que soit le sens de la décision, je viendrais en Martinique et en Guadeloupe pour que tous ensemble, nous tirions les enseignements de cette procédure et préparions les combats dans l'autre procédure, cette procédure pénale que les pouvoirs publics veulent éteindre au prétexte d'une soi-disant prescription.
Mais, ça c'est une autre affaire.
Christophe Lèguevaques
Avocat au barreau de Paris
Docteur en droit
Avocat au barreau de Paris
Docteur en droit