1/ A la demande de plusieurs associations et collectifs (notamment le CRAN, l’Association VIVRE et LYANNAJ POU DEPOLYE MATINIK), vous avez lancé une action collective contre l’Etat devant le Tribunal administratif pour obtenir l’indemnisation du préjudice moral d’anxiété. Le rapport de la commission parlementaire qui reconnait la responsabilité « première de l’Etat » constitue-t-il une victoire pour vos clients ?
Christophe Lèguevaques (CLE) - Si la question de la responsabilité de l’Etat ne fait plus de doute, il reste en suspens deux questions d’importance : comment les responsables et autres profiteurs de ces comportements délictueux répondront ils de leurs actes ? Comment indemniser les peuples de Guadeloupe et de Martinique qui voient leur avenir hypothéqué pour avoir versé de substantiels dividendes à une chaine de production regroupant les principaux intérêts économiques des Antilles ?
Pour la première question, il existe au moins deux réponses : une première réponse classique, on laisse la justice pénale rechercher les coupables et peut-être, un procès aura lieu. Dans ce cadre, on peut déjà anticiper la défense des accusés : elle consistera à susurrer « on ne savait pas », « si l’Etat autorisait la commercialisation, on pensait que tout était sous contrôle » et toutes les variations habituelles sur le thème « ce n’est pas moi, c’est lui ». On peut craindre que cette solution soit un pis-aller car les coupables se cacheront derrière une ignorance feinte ou un doute savamment organisé. De plus, il est probable que la réponse pénale soit insuffisante.
Nous proposons une deuxième réponse, une solution innovante : la création d’une commission Justice & Vérité sous l’égide d’une haute autorité, garante de la neutralité et de l’équité entre les différentes parties. Le postulat de départ est que les responsables et les coupables reconnaissent leurs erreurs et celles de leurs prédécesseurs. Ils doivent avoir le courage de reconnaitre leur tort, et accepter de régler les indemnisations et réparations. A partir de là, on peut commencer à construire un mécanisme équitable d’indemnisation et de reconstruction d’un avenir commun. La balle est donc dans le camp de l’Etat mais aussi et surtout de tous ceux qui ont utilisé le chlordécone. Il n’est pas question que seuls les petits producteurs de bananes poussés à utiliser le chlordécone par les grands propriétaires et leurs affidés reconnaissent leur mauvais usage de ce produit. Il faut que les véritables bénéficiaires aient le courage non seulement d’indemniser comme il le conviendra, un peuple qu’ils ont contaminé pour plusieurs générations, mais aussi de lui demander publiquement pardon. Sans cela, le ressentiment et la colère se sédimenteront jusqu’à laisser régner un climat de brasier social, qui s’enflammera tôt ou tard. On ne saurait construire la paix sur la persistance d’un déni permanent face à un tel scandale sanitaire connu maintenant du monde entier. L’État doit ici jouer son rôle et non pas chercher à infantiliser encore et encore les Guadeloupéens, les Martiniquais et tous les autres résidents de toutes les origines qui ayant vécu ou vivant encore aux Antilles sont tout autant concernés !
Au-delà de cette catharsis judiciaire, une prise de conscience collective s’impose. Nous souhaitons que soit mis en place un Plan de construction dÉcoloniale pour le développement de la Guadeloupe et de la Martinique. Etalé sur plusieurs dizaines d’années, ce plan sera tout à la fois un moyen de réparer le passé et de préparer l’avenir. En ce qui concerne le secteur agricole, il faut sanctuariser les terres non contaminées et permettre le développement de produits locaux destinés à la consommation courante en proposant des prix conformes à la sociologie antillaise. Dans le même temps, à titre de sanction, il faut prévoir une redistribution des terres et la formation de vastes coopératives. Cette expropriation-sanction devra permettre de financer les réparations dues par les principaux bénéficiaires de la filière CHLORDECONE.
Ce Plan de construction dÉcoloniale devra être corédigé avec les exécutifs locaux et s’inscrire dans une loi de programmation budgétaire s’étalant sur 20 ans. On peut imaginer un référendum pour lui donner une légitimité qui dépassera la majorité de circonstances.
Ce plan permettra d’assurer aux Antilles sa résilience alimentaire dans l’hypothèse où, en raison d’un effondrement généralisé, les produits venant d’au-delà des mers se raréfient. De même, le plan devra prévoir de développement économique des iles de Guadeloupe et de la Martinique, autour d’un programme économique permettant autant que possible un développement adapté et tirant partie de leurs richesses et de leurs biodiversités respectives.
2/ Mais est-ce une victoire pour vos clients ?
CLE - Incontestablement, c’est une avancée. Le travail de démonstration de la faute de l’Etat n’est plus à faire. En cela, le rapport est même accablant, tant il énumère des fautes sur plus de 30 ans.
Mais, en droit, cela n’est pas suffisant. Nous devons encore démontrer l’existence d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé de nous concentrer sur un seul chef de préjudice, l’anxiété.
D’abord, parce qu’il concerne toutes les populations exposées à la chlordécone qui s’inquiètent pour leur avenir. Il n’est pas besoin d’être malade pour être indemnisé. Là-dessus, la jurisprudence de la cour de cassation est très claire. Nous ne voulons pas créer des oppositions supplémentaires. Nous considérons que tous les antillais et les autres résidents concernés, sont égaux face au malheur.
Ensuite, ce préjudice d’anxiété est uniforme, égalitaire, c’est le même pour tous les demandeurs, contrairement aux préjudices corporels qui sont propres à chaque demandeur. C’est pour cela qu’en présence d’un préjudice d’anxiété, il n’est pas besoin d’une expertise médicale individuelle.
Enfin, l’anxiété découle du comportement même de l’Etat qui adresse aux populations des messages anxiogènes : ne buvez pas de l’eau, ne mangez pas du poisson, des légumes, de la viande, sans oublier les arrêtés d’interdiction de consommation souvent contradictoires entre les mairies et les fonctionnaires de l’ARS.
L’anxiété est présente ici et maintenant. Elle est vécue et supportée tous les jours. L’impact psychologique de cette situation d’anxiété permanente est un véritable vecteur de troubles divers que les professionnels de santé ont déjà diagnostiqué aussi.
3/ Certes, mais les parlementaires ouvrent la voie d’un accompagnement des malades, voire posent la question d’une indemnisation.
CLE - Peut-être, mais il crée des distorsions entre les victimes. Ils renvoient l’indemnisation aux calendes puisqu’il faut être malades. Et on voit bien le piège : dans plusieurs années, sera-t-il possible d’établir que telle ou telle maladie est imputable à la contamination par le chlordécone.
4/ Certaines auditions confirment le laisser faire de l’Etat. Sommes-nous en présence d’un scandale enfin reconnu ?
CLE - Tout le monde savait qu’il s’agissait d’un scandale d’Etat qui couvait depuis des années. Je prendrai qu’un seul exemple : les archives du ministère de l’agriculture, notamment les comptes rendus de réunion de la commission de toxicité – qui a autorisé le chlordécone pendant vingt ans – entre février 1972 et juin 1989, ces archives essentielles ont … disparu, sans que la moindre enquête ne soit initiée. C’est pour cela que le CRAN et l’association VIVRE ont porté plainte entre les mains du procureur de la République en juillet 2019.
Bref, ce rapport d’enquête parlementaire n’est pas un aboutissement mais un commencement : le plafond de verre est brisé, il faut en profiter pour faire parler les protagonistes tant qu’ils sont en vie. Le comportement de l’Etat nous a déjà fait perdre 20 ans, ce qui a permis à certains des principaux organisateurs de la filière Chlordécone de mourir dans leur lit sans avoir à répondre de leurs actes, sans avoir à révéler les liens d’intérêts ayant existé entre les profiteurs et certains représentants de l’Etat.
Christophe Lèguevaques (CLE) - Si la question de la responsabilité de l’Etat ne fait plus de doute, il reste en suspens deux questions d’importance : comment les responsables et autres profiteurs de ces comportements délictueux répondront ils de leurs actes ? Comment indemniser les peuples de Guadeloupe et de Martinique qui voient leur avenir hypothéqué pour avoir versé de substantiels dividendes à une chaine de production regroupant les principaux intérêts économiques des Antilles ?
Pour la première question, il existe au moins deux réponses : une première réponse classique, on laisse la justice pénale rechercher les coupables et peut-être, un procès aura lieu. Dans ce cadre, on peut déjà anticiper la défense des accusés : elle consistera à susurrer « on ne savait pas », « si l’Etat autorisait la commercialisation, on pensait que tout était sous contrôle » et toutes les variations habituelles sur le thème « ce n’est pas moi, c’est lui ». On peut craindre que cette solution soit un pis-aller car les coupables se cacheront derrière une ignorance feinte ou un doute savamment organisé. De plus, il est probable que la réponse pénale soit insuffisante.
Nous proposons une deuxième réponse, une solution innovante : la création d’une commission Justice & Vérité sous l’égide d’une haute autorité, garante de la neutralité et de l’équité entre les différentes parties. Le postulat de départ est que les responsables et les coupables reconnaissent leurs erreurs et celles de leurs prédécesseurs. Ils doivent avoir le courage de reconnaitre leur tort, et accepter de régler les indemnisations et réparations. A partir de là, on peut commencer à construire un mécanisme équitable d’indemnisation et de reconstruction d’un avenir commun. La balle est donc dans le camp de l’Etat mais aussi et surtout de tous ceux qui ont utilisé le chlordécone. Il n’est pas question que seuls les petits producteurs de bananes poussés à utiliser le chlordécone par les grands propriétaires et leurs affidés reconnaissent leur mauvais usage de ce produit. Il faut que les véritables bénéficiaires aient le courage non seulement d’indemniser comme il le conviendra, un peuple qu’ils ont contaminé pour plusieurs générations, mais aussi de lui demander publiquement pardon. Sans cela, le ressentiment et la colère se sédimenteront jusqu’à laisser régner un climat de brasier social, qui s’enflammera tôt ou tard. On ne saurait construire la paix sur la persistance d’un déni permanent face à un tel scandale sanitaire connu maintenant du monde entier. L’État doit ici jouer son rôle et non pas chercher à infantiliser encore et encore les Guadeloupéens, les Martiniquais et tous les autres résidents de toutes les origines qui ayant vécu ou vivant encore aux Antilles sont tout autant concernés !
Au-delà de cette catharsis judiciaire, une prise de conscience collective s’impose. Nous souhaitons que soit mis en place un Plan de construction dÉcoloniale pour le développement de la Guadeloupe et de la Martinique. Etalé sur plusieurs dizaines d’années, ce plan sera tout à la fois un moyen de réparer le passé et de préparer l’avenir. En ce qui concerne le secteur agricole, il faut sanctuariser les terres non contaminées et permettre le développement de produits locaux destinés à la consommation courante en proposant des prix conformes à la sociologie antillaise. Dans le même temps, à titre de sanction, il faut prévoir une redistribution des terres et la formation de vastes coopératives. Cette expropriation-sanction devra permettre de financer les réparations dues par les principaux bénéficiaires de la filière CHLORDECONE.
Ce Plan de construction dÉcoloniale devra être corédigé avec les exécutifs locaux et s’inscrire dans une loi de programmation budgétaire s’étalant sur 20 ans. On peut imaginer un référendum pour lui donner une légitimité qui dépassera la majorité de circonstances.
Ce plan permettra d’assurer aux Antilles sa résilience alimentaire dans l’hypothèse où, en raison d’un effondrement généralisé, les produits venant d’au-delà des mers se raréfient. De même, le plan devra prévoir de développement économique des iles de Guadeloupe et de la Martinique, autour d’un programme économique permettant autant que possible un développement adapté et tirant partie de leurs richesses et de leurs biodiversités respectives.
L’économie de plantation qui perdure sous des formes plus ou moins modernes doit être rapidement et définitivement abandonnée au profit d’une économie et d’une écologie décoloniale, comme l’a démontré Malcom FERDINAND, chercheur au CNRS dans son ouvrage.Comme il existe une véritable défiance à l’encontre du personnel politique, il sera peut-être nécessaire d’inventer des conférences de consensus ou des Etats-Généraux ad’ hoc permettant à chacun d’exprimer librement ses idées tout en privilégiant la création d’un accord qui dépasse les oppositions classiques et trop souvent partisanes.
2/ Mais est-ce une victoire pour vos clients ?
CLE - Incontestablement, c’est une avancée. Le travail de démonstration de la faute de l’Etat n’est plus à faire. En cela, le rapport est même accablant, tant il énumère des fautes sur plus de 30 ans.
Mais, en droit, cela n’est pas suffisant. Nous devons encore démontrer l’existence d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé de nous concentrer sur un seul chef de préjudice, l’anxiété.
D’abord, parce qu’il concerne toutes les populations exposées à la chlordécone qui s’inquiètent pour leur avenir. Il n’est pas besoin d’être malade pour être indemnisé. Là-dessus, la jurisprudence de la cour de cassation est très claire. Nous ne voulons pas créer des oppositions supplémentaires. Nous considérons que tous les antillais et les autres résidents concernés, sont égaux face au malheur.
Ensuite, ce préjudice d’anxiété est uniforme, égalitaire, c’est le même pour tous les demandeurs, contrairement aux préjudices corporels qui sont propres à chaque demandeur. C’est pour cela qu’en présence d’un préjudice d’anxiété, il n’est pas besoin d’une expertise médicale individuelle.
Enfin, l’anxiété découle du comportement même de l’Etat qui adresse aux populations des messages anxiogènes : ne buvez pas de l’eau, ne mangez pas du poisson, des légumes, de la viande, sans oublier les arrêtés d’interdiction de consommation souvent contradictoires entre les mairies et les fonctionnaires de l’ARS.
L’anxiété est présente ici et maintenant. Elle est vécue et supportée tous les jours. L’impact psychologique de cette situation d’anxiété permanente est un véritable vecteur de troubles divers que les professionnels de santé ont déjà diagnostiqué aussi.
3/ Certes, mais les parlementaires ouvrent la voie d’un accompagnement des malades, voire posent la question d’une indemnisation.
CLE - Peut-être, mais il crée des distorsions entre les victimes. Ils renvoient l’indemnisation aux calendes puisqu’il faut être malades. Et on voit bien le piège : dans plusieurs années, sera-t-il possible d’établir que telle ou telle maladie est imputable à la contamination par le chlordécone.
Il ne faut pas que sous prétexte de reconnaitre le principe de la responsabilité, on assiste à un enterrement de première classe de l’indemnisation. Et la détermination des responsables ne doit pas exonérer les coupables.Quant au montant, certains parlementaires le qualifient « d’astronomiques ». Mais c’est prendre le problème à l’envers. Peu importe le montant de l’indemnisation, il faut que tous les responsables (l’Etat, mais surtout les profiteurs) cotisent et participent. L’Etat fait l’avance et ensuite, il doit se retourner contre les profiteurs et leurs assureurs. Ce sera l’occasion d’une grande redistribution des cartes. Mais attention, les associations que je représente seront vigilantes. Il est impensables que l’indemnisation soit financée par de singulières hausses d’impôts ! Il n’est pas question que les peuples victimes de ce scandale sanitaire soient condamnés à payer doublement leur peine, une fois avec leur santé, une autre fois avec leur porte-monnaie. !
4/ Certaines auditions confirment le laisser faire de l’Etat. Sommes-nous en présence d’un scandale enfin reconnu ?
CLE - Tout le monde savait qu’il s’agissait d’un scandale d’Etat qui couvait depuis des années. Je prendrai qu’un seul exemple : les archives du ministère de l’agriculture, notamment les comptes rendus de réunion de la commission de toxicité – qui a autorisé le chlordécone pendant vingt ans – entre février 1972 et juin 1989, ces archives essentielles ont … disparu, sans que la moindre enquête ne soit initiée. C’est pour cela que le CRAN et l’association VIVRE ont porté plainte entre les mains du procureur de la République en juillet 2019.
Bref, ce rapport d’enquête parlementaire n’est pas un aboutissement mais un commencement : le plafond de verre est brisé, il faut en profiter pour faire parler les protagonistes tant qu’ils sont en vie. Le comportement de l’Etat nous a déjà fait perdre 20 ans, ce qui a permis à certains des principaux organisateurs de la filière Chlordécone de mourir dans leur lit sans avoir à répondre de leurs actes, sans avoir à révéler les liens d’intérêts ayant existé entre les profiteurs et certains représentants de l’Etat.
Il faut que la justice triomphe, sinon c’est la porte ouverte aux désordres et à la légitime colère.